L'histoire complète du deuxième Voyage

Chapitre 1


Attends, j'ai oublié les chopes ! Je vais les prendre dans les fontes.


Bon, on est mieux près du feu. Alors, par où je commence ? Il y a tant à dire, oncle Vesemir. C'est dur de me rappeler la première chose… Oh ! Je sais ! Mais ça n'a rien à voir avec notre entraînement ou les cours théoriques…


Tu te souviens du conte sur le chat tigré et le renard roux ? Celui dans lequel les chasseurs veulent leur prendre leur fourrure ? Pour en faire des mitaines ? Oui, bien sûr que tu t'en souviens. Combien de fois l'as-tu raconté aux enfants de Kaer Morhen pour les endormir ? Des dizaines ? Des centaines ? Tu l'as même raconté à Geralt, hein ? J'ai du mal à l'imaginer enfant. Il en a vraiment été un ?


Oui, je sais. Il en a forcément été un.


Bref, c'est Geralt qui m'a raconté ce conte quand j'étais petite. Ah, je détestais qu'on m'appelle "petite" à l'époque, et voilà que je m'y mets. En fait, c'est la vérité : j'étais petite. Perdue. Seule. J'avais fui les hommes du roi Ervyll et son affreux fils, Kistrin, que je n'avais vraiment aucune envie d'épouser. Franchement, rien que son haleine… beurk ! Bref… c'est comme ça que je me suis perdue dans la forêt de Brokilone. Et c'est là que je serais morte sans Geralt. S'il n'avait pas surgi de nulle part et tué ce mille-pattes géant… Oh, je sais, je sais ! Ce n'était pas un mille-pattes, mais un yghern, aussi appelé scolopendromorphe. Reconnais quand même qu'on dirait vraiment un mille-pattes géant, même sur les gravures.


Geralt m'a donc sauvée de l'yghern, et plus tard, alors que j'étais allongée par terre dans la forêt, les étoiles scintillant au-dessus de nous à travers les branches, incapable de trouver le sommeil, il m'a raconté ton histoire pour m'endormir. Celle sur le chat et le renard chassés par les humains. D'une certaine façon, même si je ne t'avais pas encore rencontré, c'est la première leçon que tu m'as donnée. Elle est plutôt bonne, d'ailleurs. Quand on fuit, il est souvent préférable d'agir comme un chat plutôt qu'essayer de ruser comme un renard. Il faut juste réagir rapidement, sans réfléchir, sans recourir à mille et un stratagèmes pour être plus malin que le chasseur. Il faut grimper dans un arbre. S'enfuir. Sans se retourner.


Autrement, on termine en fourrure décorative. Comme ce renard roux.


Chapitre 2


Pour qui allons-nous trinquer ? Geralt ? À sa santé !


Ouah, ça arrache. C'est aussi fort que les eaux de Brokilone.


Tu vois, oncle Vesemir… Déjà à l'époque, j'ai l'impression que ça fait une éternité, je sentais que je lui étais destinée. Quand il m'a raconté l'histoire du chat et du renard, je l'ai senti clairement : ce pouvoir qui nous reliait avec encore plus de force que les liens du sang. Mais, à ce moment-là, il était trop têtu pour y croire. Il était plus bête qu'une enfant perdue dans les bois, tu comprends ? Oui, bien sûr. Je t'ai entendu le traiter d'idiot toi aussi. Tu avais raison, mon oncle.

Mais revenons-en à ta première leçon. Le conte.


Tu me l'as aussi raconté pour m'endormir une fois. Je m'étais réveillée en pleine nuit, mes cauchemars m'empêchaient de dormir. J'étais toute seule dans le noir… Soudain, j'ai entendu ta voix, si chaude et rassurante. Ma peur s'est envolée instantanément, elle a disparu sans laisser de trace. Mais tu ne racontais pas l'histoire comme Geralt⁠ : tu apportais plus de détails, mais ce n'était pas du tout ennuyeux. C'est pour ça que je n'ai jamais rien dit.

Je l'admets à contrecœur, mais finalement, cette leçon s'est retournée contre le professeur. Oui, tu as bien entendu. Contre toi. J'étais un peu, voire très indisciplinée, mais on sait tous les deux que tu aimais ça chez moi. Même si je t'ai sûrement rendu un peu fou pour le coup.


Quand le monstre de Brokilone n'a plus été qu'un vague souvenir, que j'ai complètement oublié l'horrible prince Kistrin et que Cintra… Cintra a cessé d'exister pour de bon… C'est là que la forteresse des sorceleurs est devenue mon foyer. Et que vous, les grands méchants Loups, êtes devenus ma famille.


Oui, tu le sais parfaitement. Je crois que je m'égare, désolée.


Hum, donc… Tu te rappelles la fois où je me suis sauvée ? Non, pas la première fois. Ni la deuxième. Je m'étais déjà attachée à cet endroit à l'époque. Certes, ce n'était pas grand-chose, un lit, un coffre et ce sale rat énorme que j'avais tué et gardé comme trophée, mais je ne m'étais jamais sentie aussi bien quelque part. C'était loin d'offrir le confort de ma chambre à Cintra, d'accord, mais si j'avais dû choisir… j'aurais choisi Kaer Morhen à tous les coups.

Tu te demandes pourquoi je me suis enfuie, alors ?


Je vais te le dire, mais d'abord, servons-nous une autre chope.


Chapitre 3


Je ne vais pas te mentir, oncle Vesemir. J'ai été envahie par la peur la première fois que j'ai vu Kaer Morhen. J'étais terrifiée.


Quand Geralt m'a trouvée après la chute de Cintra ⁠— pour m'emmener enfin, cette fois — j'ai cru que je n'éprouverais jamais plus de peur. Que le pire était passé… Mais au lieu d'un foyer, je me retrouvais dans un château en ruines, obscur, infesté de rats, plein d'échos effrayants. Je voyais des silhouettes noires menaçantes. Je voyais des yeux maléfiques, incroyablement brillants, m'observer. Ils luisaient dans le noir. Soudain, j'ai entendu ta voix pour la première fois, si chaude et rassurante, et ça a suffi pour vaincre la peur. Les silhouettes sombres sont devenues des amis. Des protecteurs. Les yeux brillants exprimaient de la curiosité.


En fait, vous étiez tous très affectueux.


Mais il y a certaines choses dont tu étais le seul à pouvoir t'occuper. Le pourpoint de cuir que tu m'as confectionné, par exemple. Il était cousu un peu de travers… Bon, d'accord, vraiment de travers. Pour être franche, il aurait donné des cauchemars à tout tailleur digne de ce nom. Mais je l'aimais quand même, comme l'épée que tu m'avais forgée. Personne à la forteresse — et je dis bien personne ! — n'oubliait mon entraînement. Jamais. Mais tu étais le seul à te rappeler qu'une enfant, même dotée de mes talents, avait besoin de vêtements et d'une épée adaptés à sa taille. Tu faisais de ton mieux et je l'appréciais.


Peut-être même un peu trop.


Si je n'avais pas tant voulu te remercier, je serais peut-être restée sur la Voie. Je n'aurais peut-être pas couru dans les bois au lieu de suivre mon entraînement. Je me disais juste que je pourrais regagner la forteresse avant qu'on s'aperçoive de ma disparition. Tu vois, je t'avais entendu dire à plusieurs reprises que tu mangerais bien un peu de venaison. Parfois, je t'entendais même grommeler : si seulement un des jeunes sorceleurs avait la gentillesse d'aller chasser, on pourrait festoyer. Mais non… Il fallait se contenter de haricots, encore et encore.


Eh bien, j'étais jeune. Et j'étais une sorceleuse. D'une certaine façon. Alors je me suis dit que ce serait brillant d'exaucer ton souhait. Il n'y avait qu'un petit problème… Tu pourrais ne pas reconnaître la justesse de mon raisonnement, ou pire, tu pourrais me faire polir des épées toute la journée en apprenant ce que j'avais fait. Parce que tu t'occupais de moi, bien sûr. Mais aussi des épées.


Voilà pourquoi j'ai pensé qu'il vaudrait mieux te faire une surprise. En rapportant un délicieux sanglier.

Et je savais exactement où en trouver un…


Chapitre 4


Non, pas du tout.


Je ne suis pas partie chasser ce sanglier sans aucune préparation. J'avais fait des pièges… D'accord, je l'admets. Pas d'Hiver de Talgar ou même de Fosse à loup. Juste un simple piège.


Mais il a marché !


Bon, d'accord. Il a presque marché. Il s'est déclenché. Clac ! Mais le sanglier parvenait encore à bouger. Et puis… cette énorme bête a chargé.


Droit sur moi.


Malgré tout, je ne me suis pas enfuie, oncle Vesemir. J'ai levé courageusement mon épée, que tu avais si bien adaptée à ma main. Ensuite, j'ai répété vaillamment tout ce que vous m'aviez appris durant mon entraînement. Saut, attaque, repli ! Demi-pirouette, frappe ! Je m'équilibrais d'un bras, taillais de l'autre, sautais par-dessus le sol glissant de la forêt, où des racines jaillissaient entre les feuilles.


Le sanglier se fichait de mes pirouettes. On pourrait même dire qu'il réagissait avec une admirable résistance. J'ai piqué son arrière-train poilu au moins une fois, mais il n'a même pas grogné. Et puis soudain, il a levé la tête, projeté de la terre, pivoté, et chargé une nouvelle fois vers moi.


Je me suis campée sur mes jambes, prête à me battre. Tu aurais été fier de voir ça.


Attaque, saut ! Riposte ! Demi-pirouette ! Riposte, pirouette complète ! Demi-pirouette ! Saut et coup de taille !


Mais ce maudit porc n'a même pas fléchi. Il me regardait droit dans les yeux. Il était tenace. Que devais-je faire ? Mes coups semblaient inefficaces. Et même vains. C'était comme frapper un sac de millet ou une bûche de bois.

Mais non ! Je devais rester calme, respirer, continuer. C'est ce que tu m'avais appris. Je devais me concentrer, attendre le dernier moment pour esquiver. Attendre… Attendre… Pirouette !


Malheureusement, cette pirouette n'a pas été très réussie. Je dirais même qu'elle ne l'a pas été du tout. Il m'a touchée sur le côté, paf !, et j'ai été projetée à au moins vingt pas. Mon dos a heurté un arbre et j'ai lâché mon épée. Pendant un instant, j'ai vu clignoter Brokilone et les étoiles. Le bruit de l'eau résonnait dans ma tête.


Une pensée s'est alors imposée : Sauve-toi ! Fuis comme le chat de l'histoire. Grimpe dans un arbre. Sans te retourner.


Le sanglier n'était pas pressé. Il a d'abord reniflé l'épée tombée par terre. Puis il a levé sa grosse tête vers moi : une petite fille recroquevillée au milieu des branches. Mes côtes m'élançaient terriblement, chaque respiration me provoquait une douleur sourde dans tout le corps.


Le sanglier tenace montait la garde. Il m'observait. En attendant calmement au pied de l'arbre.


Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé avant qu'il ne se lasse. Mais assez longtemps pour que tu remarques mon absence.


Chapitre 5


Pendant que j'attendais que notre dîner s'en aille, je me suis rappelé une comptine. Tu me la récitais dans ma tête :


"Voyez le petit sanglier sauvage

Ses dagues brillantes aiguiser,

En retournant le sol des bocages,

Et en frottant les troncs rugueux et élancés !

Comme il irradie de bonheur

Comme il écarte ses griffes joliment,

Pour accueillir les jeunes filles en fleur,

Entre ses mâchoires au sourire charmant !"


C'est encore grâce à toi que je connais ce poème de Ludwig de Charolle, tonton. Malheureusement, il ne m'a pas servi à grand-chose dans cette situation.


C'était vraiment énervant.


Blottie dans le grand chêne, je n'arrivais pas à chasser ta voix et ces vers de ma tête. J'avais du mal à rassembler mes pensées, à trouver un plan. Voir mon épée couverte de boue, piétinée par le sanglier, ne m'aidait certes pas à me concentrer. J'étais frustrée. Qu'aurais-tu dit en voyant la lame dans cet état ?… Cette idée m'était insupportable ! Alors, quand j'ai été sûre que la bête était partie pour de bon, je n'ai plus pensé qu'à une chose : récupérer mon arme.


Je me suis laissé glisser lentement le long de l'arbre et j'ai avancé prudemment de quelques pas. Mes côtes me faisaient encore souffrir à chaque inspiration et mon cœur battait à tout rompre.


Soudain, j'ai entendu ta voix.


Non, pas dans ma tête, pour de vrai. Elle se rapprochait. Tu criais mon nom, mais au lieu de me remplir de joie, ça m'a fait paniquer. J'ai plongé la main dans la végétation et saisi mon épée. Sa lame scintillait sous la boue. Et puis les cris se sont multipliés : mon nom résonnait de tous les côtés. Des ombres évoluaient entre les arbres. Dans la pénombre résonnait de plus en plus fort : Ciri ! Cirilla !


Cirilla Fiona Elen Riannon. Princesse de Cintra…


Soudain, les cauchemars sont revenus, même si j'étais réveillée. Il y avait un mur de feu devant moi. Je voyais un chevalier noir terrifiant avec un heaume ailé. J'entendais les cris des Cintriens que l'on massacrait.


Je n'ai pas grimpé cette fois.


Tout à coup, en un instant, je suis apparue dans la cime d'un pin. Et puis je suis tombée. Mais juste avant de toucher le sol, ça s'est reproduit. Un autre pin. Cette fois, je me suis agrippée à une branche avant de chuter comme une pierre. Miraculeusement, je n'ai pas lâché mon épée. Et puis, tout étonnée, je t'ai vu remonter ma piste jusqu'au grand chêne. Et te gratter la tête quand elle a simplement… disparu.


À l'époque, je ne comprenais pas ce qui s'était passé, mais je pense que c'est la première fois où je me suis téléportée.


Chapitre 6


Pourquoi n'as-tu jamais entendu parler de ça avant ? Eh bien, Geralt m'a aidée. Même si vous me cherchiez tous, c'est lui qui a fini par me retrouver. Comme toujours. C'est le destin, non ?


Je sais, je sais, toujours la même histoire. Le destin, encore et encore.


Et des haricots, ha ha !


En tout cas, ça me perturbait vraiment de te regarder du haut de cet arbre où je n'aurais pas dû me trouver. Le monde me semblait irréel. Le temps s'écoulait de façon étrange, à un rythme inhabituel. Je ne pense pas avoir fait de prophétie à cette occasion sinon tu m'aurais sûrement entendue.


Mais j'ai eu une vision…


Un chat fuyait devant une bande de renards. Il sautait d'arbre en arbre, hop hop. Les renards couraient en dessous. Et des chasseurs arrivaient en masse derrière. Des Nilfgaardiens, des Cavaliers pourpres, des molosses et même un lion très effrayant.


Évidemment, les renards se faisaient dépecer, alors que le chat continuait de fuir. On aurait dit qu'il ne s'arrêterait jamais…


Mes yeux se sont ouverts.


Geralt était penché sur moi, le regard sévère, mais avec un léger sourire qui le trahissait. Il était fâché contre moi, d'accord, mais j'étais saine et sauve et c'était le plus important pour lui.

Bien sûr, je me suis mise à parler à toute vitesse. De mon départ de la Voie, de mon plan grandiose, de mon piège qui n'avait pas franchement fonctionné et de ce sanglier entêté. J'ai simplement omis les sauts étranges et la vision. J'avais peur, je voulais faire comme si ça n'était pas arrivé. Je me suis dit qu'au lieu de m'attarder sur ce genre de choses, je pourrais tenter de la convaincre de suivre mon plan de départ. Après tout, si on s'y mettait à deux… ce sanglier n'aurait aucune chance !


Geralt n'était pas de cet avis. Il m'a dit que j'avais sûrement croisé l'esprit protecteur de la forêt. Donc… pas de sanglier. Mais nous ne sommes pas revenus les mains vides.


En rentrant à Kaer Morhen, nous avons chassé un lièvre. Il était petit, maigre et coriace, mais on en a fait une soupe étonnamment délicieuse. Tu t'en souviens ? Non, bien sûr… Tu n'as même pas remarqué le lièvre à notre retour. Tu te fichais de ta fatigue ou de ta faim. Tu t'intéressais plus à moi : à la peur qui résonnait dans ma voix, à mes côtes douloureuses. Tu t'es occupé immédiatement de mes plaies et tu as commencé à préparer des potions curatives.


Tu n'as pas touché à la soupe de lièvre. Tu ne l'as même pas goûtée. Au lieu de ça, tu m'as fait tout boire pour que je reprenne des forces.


Chapitre 7


Les contes de fées et les comptines. Tous ces gros livres qu'on lisait ensemble. Les leçons d'escrime… Je n'ai rien d'autre à raconter ? Hum, et si je parlais de quelque chose que tu ne m'as pas appris pour changer ?


Bon, il y a beaucoup de choses, en fait. Mais celle-là est capitale.


Contrairement aux apparences, ni toi ni Geralt ne m'avez appris à tuer. À me défendre ça, oui. À survivre, évidemment. À ne jamais renoncer… Mais pas à prendre la vie de quelqu'un de sang-froid.


Parce que se battre, ce n'est pas la même chose que tuer. Tu le sais très bien.


Tu m'as donc appris à utiliser une épée, à faire des pirouettes. À esquiver et parer. Même à attaquer, pardi ! Tu m'as montré comment découper un sac de cuir. Un mannequin de paille. Un énorme rongeur. Mais pas comment tuer un autre être humain…


Ça, j'ai dû l'apprendre toute seule. Bien plus tard.


La première fois où j'ai dû le faire, j'avais quitté Kaer Morhen depuis longtemps⁠. J'avais reçu un enseignement de base au temple de Melitele, où j'avais été formée à la magie sous la supervision de Yennefer. Mais une fois de plus, alors que je commençais à me faire à mon nouvel environnement, on m'a envoyée ailleurs. Cette fois, je me suis retrouvée sur l'île de Thanedd.


Lors du soulèvement.


Je ne vais pas t'en faire tout le récit, oncle Vesemir⁠. Tu connais déjà les événements.


Mais ça a été affreux. Je dormais dans mon lit et l'instant d'après je me suis retrouvée agenouillée au milieu de cadavres. Soudain, Thanedd est devenue une autre Cintra. Les gens criaient, luttaient avec la force du désespoir, et ils mouraient brutalement sous mes yeux. Qu'elle soit causée par une épée ou par la sorcellerie, la mort est horrible. J'ai donc fui. D'autant plus que les gens que j'aimais avaient disparu. On me pourchassait à nouveau. Et au milieu de ce chaos, dans cette course folle pour sauver ma vie, je me suis retrouvée à Tor Lara. Au portail. Il m'attirait, il m'appelait, il murmurait même à mon oreille… Je ne pouvais fuir nulle part, il n'y avait que cet ovale brillant. J'ai donc fermé les yeux et je l'ai franchi. Il y a alors eu une lueur aveuglante et un tourbillon furieux ; un choc violent m'a écrasé les côtes, chassant l'air de mes poumons.


Je me suis retrouvée complètement seule. Au milieu de nulle part. Le portail m'avait recrachée au beau milieu d'un désert inconnu, où j'étais sûre de mourir. Mais je ne suis pas morte. Je m'en suis sortie, tu sais bien que j'y arrive toujours. Malheureusement, je me suis jetée droit dans les mains de bandits mercenaires…


J'avais beau fuir aussi loin que je pouvais, les ennuis semblaient toujours me retrouver. J'étais apparemment destinée à être de nouveau capturée. Et tu le sais comme moi, il est assez dur d'échapper au destin. Cependant, les choses ne devaient pas en être ainsi. Grâce à l'aide d'une bande de renards, j'ai pu m'échapper.


Je m'étais toujours demandé quand les renards de mes visions se montreraient, qui ils seraient, à quoi ils ressembleraient… Il s'avère que c'était une hanse assez violente.


Oui, mon oncle. Je veux te parler d'une partie de mon passé dont je ne suis pas du tout fière. D'actes que je ne me suis jamais entièrement pardonnés. De l'époque où je suis devenue un vulgaire bandit.


Un Rat.


Chapitre 8


Alors, comment ai-je rejoint la hanse ? Eh bien, pendant que les mercenaires qui m'avaient capturée festoyaient avec une autre bande, les Rats ont attaqué l'auberge. Ils ont agi ainsi car l'autre bande avait fait prisonnier un de leurs compagnons, qui était ligoté juste à côté de moi.


Bref, vu les circonstances, les Rats me semblaient être le moins mauvais choix, alors je les ai aidés… dans mon intérêt.


Un nouveau combat a éclaté, comme si celui à Thanedd n'avait pas suffi. Je me suis encore retrouvée à fuir, aux côtés des Rats cette fois.


C'est là que… je…


Je courais à travers le village pour m'éloigner de cette maudite auberge et tenter d'échapper au chaos.


Je voulais éviter à tout prix d'être capturée.


Soudain, un des villageois a surgi d'une porcherie. Il m'a attaquée avec une lance.


Ce qui s'est passé ensuite a longtemps hanté mes rêves. Je me souviens de tout. De chaque mouvement. Du demi-tour instinctif qui m'a sauvée du fer de la lance, du villageois qui n'a pas eu le temps de parer ma riposte : mon coup était tout bonnement trop rapide.


Pendant un instant, je l'ai vu ouvrir la bouche, prêt à crier. J'ai vu son long front dégarni et pâle au-dessus d'une ligne qu'un chapeau avait dû protéger du soleil. Et maintenant, cette blancheur était éclaboussée de rouge. Il a hurlé d'une voix rauque, il est tombé en se convulsant au milieu de la paille et des excréments. Son sang giclait comme d'un cochon embroché, et mon estomac s'est soulevé.


J'ai tenté de justifier ce qui s'était passé. Je me répétais que c'était à cause de mon entraînement. Ce n'était que la mémoire musculaire. Je ne voulais prendre la vie de personne. Je n'avais fait que me défendre.


Et c'était la vérité… Du moins cette première fois.


Plus tard, après avoir rejoint officiellement les Rats, les choses ont changé. J'ai changé. J'ai commencé à tuer pour des raisons injustifiables. Des raisons qui ne méritaient sûrement pas la mort.


Mais ça n'est pas arrivé tout de suite.


On peut dire que j'ai retardé les choses. Je me faisais passer pour une tueuse devant les autres. Durant les escarmouches et les attaques suivantes, je me suis servie de coups apparemment féroces. Je donnais l'impression qu'ils étaient mortels. Mais en réalité, ils ne visaient qu'à neutraliser. À écraser l'adversaire avant qu'il ne soit nécessaire de le tuer. Comme cette fois-là avec le convoi du bailli…


Nous l'avons attaqué près d'un pont effondré. Les Rats avaient tué tout le convoi, sauf un soldat. Il avait commencé à s'enfuir, mais en me voyant… il a fait tourner sa monture pour m'attaquer… et il m'a manquée. Même s'il a paré, parce qu'il s'attendait à une contre-attaque, je l'ai eu. Une entaille juste sur la bouche. Pas fatale, mais vilaine, comme celle qui finirait par me défigurer…


Je me demande s'il a survécu pour raconter son histoire.


Je l'espère.


Chapitre 9


Comme tu vois, oncle Vesemir, les gens se jetaient littéralement sur mon épée. Peut-être parce que j'étais le plus jeune Rat. Ou bien peut-être parce que j'étais la moins menaçante. Dans tous les cas, la mort était toujours présente. Elle suivait chacun de mes pas. Elle me devançait. M'entourait. Je l'avais toujours dans le creux de la main.


Je pensais souvent à Kaer Morhen, surtout la nuit. C'était la maison où je souhaitais rentrer de tout mon cœur. Mais j'avais peur. J'avais tant perdu à Thanedd, mon oncle. C'est du moins ce que je croyais à l'époque. Je me sentais impuissante.


Je ne voulais pas renoncer au peu qu'il me restait. Me retrouver toute seule.


Mais je gardais espoir… Je me doutais que tu serais toujours là. Je rêvais de regagner la forteresse, de voir ton sourire chaleureux à mon arrivée. Dans ma tête, je dessinais des cartes et des trajets, que je souhaitais suivre. Mais tu sais ce que c'est. Par temps de guerre, être seul sur la route ne peut conduire qu'à une mort rapide et brutale.


Et je ne tenais pas à mourir. Je m'accrochais donc à ma bande colorée. Je me cachais parmi eux comme un véritable rat. Je faisais les choses machinalement pour tenir.


Jusqu'à la nuit où on a attaqué le village de la Nouvelle Forge.


On s'y est faufilés dans un seul but : incendier la maison du maire. La réduire en cendres. Vois-tu, c'était cet idiot qui avait donné notre compagnon aux mercenaires : ceux de la taverne. Et il fallait faire savoir aux gens qu'une telle offense entraînerait forcément un châtiment. Lequel… ? La mort, bien sûr.


Mais il faut que tu saches, mon oncle, on ne faisait pas que le mal. Les Rats, les enfants du temps du Mépris, n'avaient pas mauvaise réputation auprès de tout le monde. Car on partageait le plus gros de notre butin. On distribuait du bétail, du blé, des vêtements des Nilfgaardiens dans les villages. On aidait les gens. On donnait des poignées d'or et d'argent aux tailleurs et aux artisans en échange de ce qu'on appréciait le plus : les armes, les habits et les ornements. Et en échange de notre générosité, on nous donnait à manger. On nous hébergeait. On nous cachait. Et même s'ils se faisaient massacrer, les gens ne révélaient pas nos cachettes. Ils étaient loyaux.


Les préfets ont fini par offrir une généreuse récompense pour nos têtes.


Les gens trop cupides pour écouter leur raison ont cherché à empocher l'or nilfgaardien. Comme le maire de la Nouvelle Forge, qui s'est laissé aveugler par sa soif d'or, scellant ainsi son destin et condamnant par la même occasion son village à la ruine.


Mais ce qui s'est passé cette nuit-là… au milieu des flammes et du chaos… m'a ramenée à la réalité. Ça m'a fait prendre conscience de ce qui était vraiment important. Ça m'a convaincue de quitter les Rats au plus vite.


Si je le pouvais.


Chapitre 10


Quand on distribuait l'or, on se montrait bruyants, flamboyants. C'était un vrai spectacle. Mais quand on attaquait, on agissait comme des rats, ou plutôt… comme des renards. En silence, sournoisement, avec ruse.


Cette nuit-là, le premier bruit à briser le silence a été le grésillement des flammes. Ensuite, il y a eu un vrai vacarme. Les cris des gens fuyant les flammes, en hurlant et en pleurant. Nos montures, habituées à ces bruits, ont à peine réagi à l'agitation. Les premiers survivants ont surgi d'une hutte fumante. Des serviteurs d'après leurs habits. On a dégainé nos lames. Ceux qui réchapperaient des flammes, on les achèverait de nos propres mains.


Soudain, on a entendu du raffut à l'arrière de la maison. Des cavaliers s'élançaient d'une écurie cachée. Parmi eux se trouvait le maire, simplement vêtu d'un pantalon. Son gros ventre nu rebondissait au rythme du galop. Les serviteurs n'ayant que peu d'intérêt pour nous, on a pris en chasse notre cible principale et ses parents. Ils étaient nombreux : apparemment, le maire vivait avec toute sa famille, et probablement même avec des cousins très éloignés. Chaque Rat avait bien assez de cibles.


Moi, j'en avais deux.


Une sur un grand hongre solide, une autre sur une pouliche élancée. Le plus grand des cavaliers tenait bien en selle, tandis que le plus petit avait du mal à ne pas vider les étriers. J'ai lancé ma monture derrière eux, en respirant l'air âcre. Ils étaient à ma portée quand le vent a rabattu leurs capuches. Ils m'ont regardée, leurs cheveux rougeoyant à la lumière de l'incendie. Les flammes répandaient de la fumée et je me suis étouffée. J'ai toussé jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. Je les ai essuyées pour mieux voir. Je me demandais si ce n'était qu'un tour de mon imagination ou si j'avais été trompée par la lumière, parce que… le plus grand, mon oncle… il te ressemblait trait pour trait. Et le plus petit devait avoir à peu près mon âge. C'était un enfant.


Je leur ai barré la route en agitant mon épée.


Le plus vieux a engagé le combat. Et même s'il te ressemblait, il n'était pas aussi fin bretteur que toi. Je l'ai battu rapidement, presque sans effort. Je l'ai désarçonné, mis à terre, puis je lui ai demandé d'instinct : "Qui es-tu ?" Comme si cela avait une quelconque importance. L'homme s'est mis à parler de façon incohérente, en se tortillant comme un aigle pris dans un filet. L'enfant a mis pied à terre maladroitement et s'est agrippé à son chaperon, quand bien même le vieil homme lui disait de s'enfuir. Mais le petit morveux ne voulait pas abandonner son protecteur.


C'est là que j'ai compris.


Ils étaient mentor et élève. Comme toi et moi.


Le garçon devait être le fils du maire, il avait le même visage joufflu. Mais son regard… son expression… me faisaient penser… à moi. L'entêtement, la peur, la souffrance. Tout ça se lisait sur son jeune visage. C'était mon portrait à une époque pas si lointaine. Car cette nuit-là, j'arborais un visage différent. Celui d'une chasseuse. Comme ceux qui m'avaient pourchassée autrefois.


C'était maintenant moi qui pourchassais. Je faisais du mal, je volais, je tuais...


Les mains engourdies, j'ai lâché mon épée. Mes lèvres ont à peine bougé pour prononcer ces mots : "Partez… Fuyez. Foutez le camp !"


L'homme n'a pas posé de question, il n'a pas cherché à comprendre mon brusque changement d'attitude. Il a attrapé l'enfant par la main et l'a mis en selle. Tout de suite après, il a sauté sur sa monture et lancé les deux chevaux au trot.


Immobile, je les ai regardés s'éloigner.


Derrière moi retentissaient les cris de souffrance de la famille du garçon.


Chapter 11


J'ai donc décidé de partir.


La nuit suivante, j'ai rassemblé mes maigres affaires et je me suis glissée hors du camp. Je risquais de mourir seule sur la route, mais je devais tenter ma chance. Je voulais rentrer à Kaer Morhen. Pour vous retrouver, toi, Geralt ou Yennefer...


Le chef de la bande m'a barré la route : Giselher.


Il m'a dit qu'il savait ce que j'avais fait. Que j'avais laissé partir le gamin. Qu'il ne m'en voulait même pas pour ça, mais que le mentor du petit... aurait dû mourir, lui. Qu'aucun adulte n'aurait dû être épargné. Sinon, le bruit courrait qu'on pouvait s'en prendre aux Rats et qu'après ils vous laissaient partir tranquillement. Non, le châtiment devait être plus sévère. Tous les traîtres devaient payer de leur sang. C'était le code, et la raison pour laquelle Giselher se dressait devant moi, l'épée au clair.


Mais je ne les avais pas trahis. Du moins, pas encore.


La menace brillait dans ses yeux : retourne au camp ou trahis-nous. La vie ou la mort : quel sera ton choix ? Parce que si je ne faisais pas demi-tour, un Rat mourrait cette nuit-là. Il ne pouvait pas en être autrement. Et s'il y avait eu la moindre chance que ce soit moi, j'aurais peut-être dégainé mon épée. Engagé le combat. Mais il aurait sûrement perdu, tonton... J'étais bien plus douée. Et je ne pouvais pas utiliser ma magie, parce que je pensais l'avoir perdue pour de bon à l'époque. Je ne pouvais pas me téléporter tout simplement dans son dos et disparaître dans la nuit sans laisser de trace.


Non, je devais faire un choix : tuer un Rat... ou en rester un.


Tu vois, oncle Vesemir... Giselher m'avait toujours bien traitée. Il n'avait jamais tenté de me faire du mal ou de profiter de moi. Il partageait son butin. Nous soutenait. Prenait soin de notre bande désordonnée de parias. Il aurait laissé le reste du monde brûler sans bouger, mais pas nous... pas ses Rats.


Je n'ai pas sorti mon épée. J'ai feint de rire pour l'apaiser. Je lui ai dit que sa réaction était un peu excessive. Qu'une fille avait bien le droit d'aller faire un tour au clair de lune. Que ce n'était pas interdit.


Giselher m'a lancé un sourire en coin. Puis il s'est joint à moi pour ma ballade improvisée.


Il n'a plus jamais reparlé du gamin et de son mentor après ça, même si je lui ai assuré que je tuerais le vieil homme à la première occasion. Heureusement, cette occasion ne s'est jamais présentée, même si j'ai passé bien d'autres lunes en compagnie des Rats.


Des semaines, des mois ont passé. Les larcins et les bains de sang ont continué. Jusqu'au jour où je les ai enfin quittés...


C'était le jour où tous les Rats sont morts, tonton : toute la hanse. Même quand je choisissais de ne pas tuer, la mort ne me lâchait pas.


Ils se sont fait massacrer par le lion de ma vision : Léo Bonhart. Un chasseur de primes. Un tueur qui prenait du plaisir à faire souffrir et qui s'intéressait à moi plus que tout autre. C'était l'homme le plus effrayant que j'avais rencontré de toute ma vie. Il a transformé ma bande, mes petits renards... en une série de trophées.


Et moi...


J'ai besoin de faire une pause, oncle Vesemir. Et si on reprenait un verre ?


Ce sera le dernier, promis.


Chapter 12


Je l'ai tué, tonton... Bonhart, je veux dire.


Enfin, après tout ce temps. Après avoir enduré souffrances, pertes, humiliations. Après avoir fui aussi loin. Vers d'autres mondes, même. Vers d'autres époques. J'avais l'impression que je ne pourrais jamais m'arrêter. La mort me suivait, me devançait, toujours palpable. Mais on ne peut pas échapper au destin, ou alors pas longtemps.


Le combat contre ce salopard... c'était assez épique, tonton. Si tu avais vu comment je lui ai réglé son compte, tu serais fier de moi.


Mais je te raconterai ça une autre fois.


Le feu s'éteint. Ma choppe est vide, la tienne... presque pleine. Et je voudrais te parler de la dernière leçon que tu m'as donnée.


Un jour, il faut cesser de fuir. Même si tes proches te hurlent le contraire.


Ma grand-mère, Geralt, Yen... toi. Vous me disiez tous de fuir. J'ai donc fui. De Cintra et de Brokilone, de Thanedd et de Tir ná Lia. J'ai fui devant les chasseurs et les assassins, les elfes et les humains, les Nilfgaardiens et les Cavaliers pourpres. Je ne voulais pas mettre en danger mes proches, alors j'ai fui vers d'autres mondes. Je pensais que vous seriez tous en sécurité si je vous quittais. Mais vous continuiez de me chercher. Inlassablement. Parce que c'est ça, l'amour. Quand on aime quelqu'un, on lui dit de fuir. On préfère affronter seul le danger, en le sachant en sécurité.


Mais c'était aussi mon combat, tonton. Pas seulement le tien.


Dans mes moments les plus sombres, c'est le souvenir de ton affection qui m'a aidée à garder mon humanité. Mais il y a tant de ténèbres dans ce monde. Tu n'aurais jamais pu m'en protéger : ça ne fonctionne pas ainsi. Jamais. Le mal finit toujours par te rattraper. La mort finit par te trouver, t'encercler. Jusqu'à ce que tu l'affrontes. Avec tes proches... et pour eux.


Il m'a fallu longtemps pour le comprendre. Et tant de sang a dû couler avant ça. Même le tien, oncle Vesemir. J'ai dû te perdre pour le comprendre.


Parce que c'est là que j'ai décidé de cesser de fuir. Il y a un an de ça.


À ta mort.


Quand j'étais encore une enfant, une petite sorceleuse dans un château en ruines plein de rats et d'échos effrayants, tu m'as dit que tu ne vivrais pas éternellement. Que tu reposerais bientôt dans une tombe peu profonde. Mais personne n'y croyait vraiment. Personne ne t'a pris au sérieux.


Tu étais éternel pour nous. Indestructible.


Tu nous as tous tellement appris.


Voilà pourquoi je suis là, le jour du premier anniversaire ta mort, à te rendre hommage près de ces braises mourantes, à l'ombre des ruines de ton cher donjon.


Parce que même si tu n'es plus là physiquement, ton esprit demeurera toujours, il perdurera à travers la sagesse que tu as transmise et l'amour que tu as donné.


Tu es éternel, après tout...


Adieu, Vesemir, dernier maître de Kaer Morhen.


Mon mentor.


Au revoir, mon vieil ami...


Rien ne pourra jamais combler ton absence.